mardi 11 mars 2014

Équilibre instable (1)



-Tu es affreusement pâle aujourd’hui.
Il se pinça aussitôt les lèvres regrettant ses mots. Elle eut un regard bienveillant et lui sourit
-Ne sois pas désolé. Nous savions tous les deux que cela pouvait arriver. Il n’est pas très bien en ce moment. Alors qu’elle tient la grande forme visiblement, je suis tellement contente pour toi !
Il sentit les larmes lui monter aux yeux tandis qu’il glissait une main vers son ventre rond.
-Tu le sens parfois bouger malgré tout ? Ou bien…
-Des couleurs chaudes lui feraient le plus grand bien, répondit-elle en esquissant un sourire. Allons vers chez toi, ce sera mieux pour lui et plus sûr pour toi, on ne sait jamais.

Ils marchèrent un long moment, quittant progressivement la grisaille de la zone où vivait Dorothy pour le secteur riche en couleurs vives de Tom. Son espace n’était que maisons aux teintes chatoyantes, verdure luxuriante et soleil toujours haut dans un ciel clairsemé de nuages cotonneux. On y croisait des animaux en pagaille et des gens affables et souriants. Dorothy n’avait rien de tout cela chez elle. Il y avait un temps, pourtant, où elle avait connu tout ça ou presque. Avant que la situation ne se dégrade. Et la sienne par la même occasion.
-Tu crois que je vais mourir ? demanda-t-elle d’une voix à peine perceptible tandis qu’elle tentait d’étouffer les sanglots qui l’étreignaient soudain.
Tom resta silencieux un moment. Ici plus qu’ailleurs, tout était toujours possible. Mais les ténèbres prenaient de plus en plus de place et contre ça, il n’y avait rien à faire. L’un comme l’autre n’était pas maître de son destin. Il lui prit la main.
-Je ne sais pas. Mais je veux croire. En un cheminement qui lui permettra de voir le bout du tunnel. En un moral retrouvé qui redistribuerait complètement les cartes. Pour lui. Pour toi. Pour nous. Je t’aime, tu le sais ça ?
Elle laissa échapper un délicieux rire cristallin.
-Bien sûr que je le sais. Je vais déjà tellement mieux quand tu es là et…
Elle s’interrompit et grimaça.
-Ton fils se manifeste… Si au moins je pouvais juste avoir le temps de…
Tom la coupa.
-Je t’interdis de parler comme ça. Les choses vont s’arranger. Elles doivent s’arranger. Et ce bébé à naître, nous l’élèverons ensemble. Peu importe le temps que nous aurons.
-C’est trop tard, murmura Dorothy dont le regard semblait se perdre au loin. Elle fixait en fait son quartier dont les murs, sol et ciel gris viraient désormais au noir. C’est la fin pour moi… Il n’y a plus rien après le noir.
Tom la regarda, frissonna puis la serra fort tout contre lui. Il tentait de retarder l’échéance inéluctable en l’irradiant de sa lumière, de l’éclat de ses couleurs mais le teint déjà grisâtre de Dorothy s’assombrit en même temps que les immeubles au loin. Elle ne fut bientôt qu’une silhouette noire jurant violemment avec les teintes pastel environnantes. Ses larmes noir de jais coulèrent enfin comme un adieu sans que Tom ne puisse seulement les distinguer. Les ténèbres étaient en train d’engloutir Dorothy, gommant les traits de son visage. La jeune femme se liquéfia presque instantanément dans les bras tremblants de Tom et ne fut bientôt plus qu’une grosse flaque à ses pieds. Elle s’infiltra progressivement dans le sol jusqu’à disparaître. Tom étreignait désormais de l’air. Le quartier où il avait connu Dorothy quelque temps plus tôt avait laissé place à une vaste étendue blanchâtre complètement vide.

Tout s’était passé en une poignée de secondes. Tom n’avait même pas pu lui dire au-revoir.
Lorsque Dorothy avait disparu, il avait ressenti en lui un bref sentiment de fraîcheur malgré la chaleur de ses propres couleurs, comme une ampoule qui aurait subi une légère baisse de tension. Mais ça n’avait pas duré. Et quelque part, il en était éperdument soulagé.

Car les couleurs étaient la vie. Du moins celle qu’il connaissait.

A suivre…





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